Dang Thuy Binh, chercheuse qui étudie la biodiversité des rivières au Vietnam, nous parle de son travail, et du fait d’être une femme de science.
Le Mékong est le plus long fleuve d’Asie du Sud-Est. Il relie physiquement et économiquement le Cambodge, la Chine, le Laos, le Myanmar, la Thaïlande et le Vietnam. Considéré comme l’une des zones de biodiversité les plus riches au monde, le Mékong abrite des milliers d’espèces végétales et animales, et nous ne les connaissons pas toutes.
Toutefois, la région est aujourd’hui confrontée à des menaces naturelles et anthropiques : outre le changement climatique, la pollution, l’agriculture et la construction de barrages, principalement pour l’hydroélectricité, menacent la stabilité écologique du delta ainsi que les moyens de subsistance des populations vivant le long du fleuve.
Dang Thuy Binh est l’un des scientifiques à la pointe de l’étude du déclin de la biodiversité du Mékong. En tant que responsable du groupe de recherche « Biodiversité et conservation » et chercheuse principale à l’Institut de biotechnologie et d’environnement de l’université de Nha Trang (NTU), au Vietnam, elle a dirigé et participé à des projets de recherche nationaux et internationaux sur la biodiversité marine et le Mékong. Ses recherches éclairent les politiques de conservation de la biodiversité, de gestion des pêches et de sécurité alimentaire, non seulement au Vietnam mais aussi dans les autres pays riverains du Mékong.
Binh, qui rêvait autrefois de devenir journaliste, est l’une des rares femmes scientifiques de l’Institut, où elle a précédemment occupé le poste de vice-directrice. Elle prend autant de plaisir à faire de la recherche qu’à enseigner à ses étudiants, auxquels elle reconnaît devoir son énergie et de son enthousiasme pour le travail.
Binh a parlé à SciDev.Net de ses recherches, des défis auxquels les femmes scientifiques sont confrontées et de l’importance de transmettre ses connaissances sur la richesse du Mékong aux prochaines générations.
Vous rêviez de devenir journaliste, mais vous êtes devenue scientifique. Qu’est-ce qui a suscité votre intérêt pour la science, pour la biodiversité et la conservation marine en particulier ?
Dès mon plus jeune âge, j’aimais beaucoup la littérature et j’ai voulu devenir journaliste pour aller vivre des expériences, pour transmettre des messages de vie significatifs. Le chemin vers la science n’est pas accidentel, mais a répondu aux souhaits de ma mère. Elle pensait qu’une carrière littéraire apporterait une vie misérable parce que les salaires sont bas.
Pendant les deux premières années d’université, j’ai continué à me perdre dans des poèmes et à rêver de journalisme. Ce n’est que pendant les deux dernières années de licence que je me suis vraiment concentrée sur les études et que j’ai commencé à aimer la biologie et à me passionner pour la compréhension du monde qui m’entoure. J’ai fait une maîtrise en sciences de la mer et un doctorat en biodiversité marine, et depuis lors, la voie que j’ai choisie de suivre est la conservation de la biodiversité aquatique.
Sur quel domaine vous concentrez-vous actuellement ? Comment cela se compare-t-il aux travaux et projets précédents auxquels vous avez participé ?
Actuellement, je travaille comme maîtresse de conférences et chercheuse principal à l’Institut de biotechnologie et de l’environnement de l’université de Nha Trang. Je dirige le groupe de recherche « Biodiversité et conservation », et je suis chargée de la promotion des inscriptions, de la communication et de la coopération externe de l’Institut. Dans le même temps, je collabore à la coopération étrangère de l’université de Nha Trang.
Par rapport à mon emploi précédent, qui était davantage axé sur la gestion, j’ai maintenant plus d’espace pour faire de la recherche scientifique et participer à des activités communautaires. Je réalise aussi en partie mon rêve de devenir journaliste en tant qu’administratrice de deux sites web gérés par l’Institut et notre équipe de recherche, ainsi que celui de la fan page de l’Institut et de la fan page des étudiants. Les étudiants m’ont insufflé de la jeunesse, de l’enthousiasme et de l’énergie pour que je puisse continuer à servir la jeune génération et la communauté.
Parlez-nous du travail que vous faites sur le Mékong. Quels sont les problèmes et les défis que vous avez rencontrés au cours de vos travaux ? Comment ceux-ci affecteront-ils les communautés côtières et les pêcheurs vivant le long du fleuve ?
Notre étude sur le Mékong est une étude à long terme. Nous avons commencé en 2013 en étudiant la biodiversité des poissons d’eau douce et la génétique des populations de trois espèces de poissons dans le delta du Mékong. Nos recherches ont rapidement retenu l’attention de l’USAID et ont été étendues aux pays du bas Mékong (Cambodge, Laos, Thaïlande et Vietnam). En 2016, nous nous sommes associés à l’ONG National Heritage Institute pour mener des recherches axées sur les 3S (Sekong, Sesan et Srepok) du fleuve Mékong. En 2017, le Myanmar est venu s’ajouter à notre réseau.
Nous avons collecté plus de 20 espèces de poissons du Mékong dans cinq pays membres, mené des recherches sur la génétique de la conservation et publié un certain nombre d’articles dans des revues à fort impact. Nous avons également fait entendre notre voix lors de plusieurs conférences régionales et internationales.
Dans l’avancement des projets, nous sommes confrontés à de nombreuses difficultés et défis. Tout d’abord, nous avons dû apprendre et maîtriser les méthodes et techniques génétiques, en particulier le séquençage de nouvelle génération et les méthodes d’analyse des données. À l’époque, cette technologie était nouvelle non seulement pour nous mais aussi pour le monde entier. Avec le soutien de l’USAID et de nos partenaires américains, nous avons construit un laboratoire génétique fonctionnel, et grâce à cela, nous avons également aidé nos partenaires du réseau, en améliorant progressivement leur capacité de recherche sur la biodiversité et la génétique de conservation.
Les résultats de nos recherches ont montré la diminution des ressources ou la perte potentielle des ressources de poissons exploités dans le Mékong, en particulier dans les 3S. Les impacts humains (pollution de l’environnement, développement de barrages hydroélectriques) et le changement climatique ont modifié la dynamique des populations de poissons du Mékong, ce qui pourrait conduire à une extinction locale dans un avenir proche. Nous espérons que notre voix atteindra les décideurs politiques et les parties prenantes de la région afin de trouver des solutions pour minimiser l’impact des activités mentionnées ci-dessus, protégeant ainsi les ressources halieutiques, qui sont le moyen de subsistance de plus de 18 millions de personnes vivant le long du Mékong.
Le travail que vous faites a un impact sur la gestion environnementale du Mékong. Quelle est l’importance de la conservation de la biodiversité et de la gestion de la pêche dans la région du Mékong, en particulier au Vietnam ?
Comme vous le savez, nous avons toujours eu un conflit entre la protection de l’environnement et le développement économique, et le Mékong ne fait pas exception. Bien qu’il ne soit pas l’un des plus longs fleuves du monde, le Mékong est le deuxième en termes de biodiversité des poissons, juste derrière le fleuve Amazone. Le déclin de la biodiversité dû à l’activité humaine, en particulier le développement de barrages hydroélectriques, est bien documenté. Nos recherches contribuent à renforcer les preuves et appellent à des solutions pratiques pour atténuer et prévenir les conséquences indésirables.
La conservation de la biodiversité et la gestion durable des ressources sont, plus que jamais, importantes. Nous volons la belle nature aux générations futures. Pour éviter cela, nous devons préserver le berceau de la biodiversité, le fleuve Mékong, et plus particulièrement le delta du Mékong au Vietnam. Le delta du Mékong est très important pour la sécurité alimentaire, au Vietnam et dans le monde entier, et constitue une zone stratégique pour le développement de l’agriculture et de l’aquaculture au Vietnam.
Quel type de travail vous semble le plus approprié : être sur le terrain ou enseigner aux étudiants dans une salle de classe ?
J’aime les deux. Être sur le terrain à échantillonner me donne un sentiment merveilleux, même si j’ai parfois le mal des transports, et quand je vois la belle nature et que j’acquiers des connaissances pratiques. J’ai la chance de pouvoir transmettre mes connaissances et mon expérience pratique aux étudiants en tant qu’enseignante. J’espère que ce flux de connaissances continuera à être transmis aux générations futures par nos jeunes enseignants et étudiants.
Quelle a été votre expérience en tant que femme scientifique au Vietnam ? Quels ont été les défis auxquels vous avez été confrontée et comment les avez-vous surmontés ?
Au Vietnam, nous avons l’égalité des sexes dans l’éducation. Cependant, il est indéniable qu’être une femme scientifique est plus difficile et plus exigeant qu’être un homme scientifique. J’ai passé de nombreuses nuits à apprendre l’anglais après que mon fils aîné se soit endormi ; j’ai eu des insomnies parce que mes garçons me manquaient ; j’ai passé des nuits au laboratoire pour me coucher au dortoir à 2 heures du matin. Outre ces expériences mémorables, je vis aussi de nombreux moments sublimes où j’obtiens des résultats intéressants ou je me sens réconfortée lorsque je reçois l’aide de mes superviseurs, partenaires et collègues. En tant que femme scientifique, je suis aussi un peu fière non seulement du difficile parcours que j’ai accompli, mais aussi des résultats obtenus.
Un défi que toute femme scientifique doit relever est l’équilibre entre la maison et le travail. Il nous faut deux fois, voire trois fois plus de temps que les gens ordinaires pour pouvoir accomplir toutes les tâches et responsabilités. J’ai souvent le mal des transports en voyage, c’est donc aussi un défi qui n’est pas facile à relever car je dois voyager pour prélever des échantillons et participer à des activités de projet.
Vous avez occupé le poste de vice-directeur de l’Institut de biotechnologie et de l’environnement, un poste de direction. Pensez-vous qu’il soit important que les femmes soient des leaders dans le domaine scientifique ?
J’ai occupé un poste de direction en tant que vice-directrice de l’Institut. Je l’ai quitté pour me concentrer sur la recherche scientifique. Cependant, je soutiens toujours les jeunes leaders de l’institut, en particulier dans la recherche scientifique et la coopération internationale. Je pense qu’il est très important pour les femmes d’être des leaders, et nous avons besoin de plus de femmes leaders à l’avenir pour défendre le féminisme et soutenir les femmes dans la poursuite de leurs rêves et de leur passion.
Quels conseils pouvez-vous donner aux femmes, en particulier celles du Vietnam, qui souhaitent faire carrière dans les sciences ?
Où que nous soyons nées, nous avons la chance d’être des femmes. Nous devons nous chérir et nous aimer nous-mêmes. Bien que l’inégalité des sexes existe toujours quelque part dans le monde, où que nous soyons, nous devons nous battre pour les droits légitimes des femmes.
Pour les jeunes femmes scientifiques du Vietnam et du monde entier, n’abandonnez pas vos rêves et votre imagination – ce sera le plus beau bagage que vous porterez tout au long de votre vie. Des défis et des difficultés sont inévitables sur la voie de la conquête du sommet de la science. Allez-y et vous y arriverez ; si vous tombez, relevez-vous ; si une porte est fermée, ouvrez en d’autres. L’avenir est entre vos mains.
Melanie Sison
Cet article a d’abord été publié par SciDev.Net.