Des gestes purement symboliques, une gestion descendante et l’inégalité : ces fléaux demeurent des réalités dans les partenariats de recherche entre l’Afrique et les pays développés.
Même si cela fait des années que l’on parle de partenariats fondés sur la collaboration, les chercheurs africains affirment qu’ils demeurent trop souvent confinés dans des rôles de travailleurs de terrain ou de collecte de l’information alors qu’ils sont des experts de premier plan dans leurs domaines.
L’inégalité existe à de nombreux niveaux, avec des tensions généralement similaires à celles qui caractérisent les relations donateur-bénéficiaire dans le monde de la coopération internationale pour le développement.
Pas un travailleur de terrain
« Je ne suis pas un travailleur de terrain, assène Richard Mukabana, entomologiste à l’université de Nairobi où il est surnommé « Monsieur moustique ». Je suis titulaire d’un doctorat et suis en mesure de contribuer à tout forum traitant de la science du paludisme. C’est mon avantage concurrentiel. »
Il voyage entre le Kenya et l’Ouganda, rencontre des techniciens de laboratoire, s’entretient avec des professionnels de la santé communautaire, et fait analyser des échantillons aux laboratoires de l’Institut ougandais de recherche sur les virus.
Un porteur de colis
Certains de ses échantillons ont été prélevés des eaux marécageuses et stagnantes des champs de riz de Lukaya, sur les berges du lac Victoria en Ouganda. Les chenaux, d’une dizaine de centimètres de profondeur seulement, sont un lieu de reproduction idéal pour les moustiques. Avec une louche improvisée au bout d’un long bâton, il recueille de l’eau en espérant capturer les insectes.
Et pourtant, il est toujours contraint de recueillir des données et de les envoyer à quelqu’un dans un pays du Nord qui les analyse. Cela revient tout simplement à être un porteur de colis selon le documentaire The Fever (La Fièvre) qui dresse un portrait de R. Mukabana et raconte l’histoire de l’héritage colonial du paludisme en Afrique.
Des fonds venus du nord
Selon l’Organisation mondiale de la santé, les ressources globales allouées au contrôle et à l’élimination du paludisme totalisaient 3 milliards de dollars en 2019. L’OMS tient en particulier à souligner les contributions à ce travail du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, et de l’Initiative du président américain contre le paludisme.
Basés dans les pays du Nord, qui sont les plus riches et les plus industrialisés du monde, ces institutions fournissent une quantité considérable de fonds destinés aux Objectifs de développement durable (ODD) et aux priorités de la recherche sur le développement international.
Difficile d’être compétitif
Dans une interview avec SciDev.Net, R. Mukabana confie que « je suis un Africain. Je vis en Afrique, je travaille en Afrique. Contracter le paludisme c’est une réalité pour les membres de ma famille et moi-même. Mais je n’oublie pas que nous avons beaucoup de problèmes africains quand il s’agit de gérer le business de la science. »
Par exemple, son université rencontre régulièrement des problèmes au niveau des infrastructures de base : il ne peut pas compter avoir accès à de l’eau courante et les coupures de courant sont fréquentes. « Même si on a la technologie ou l’expertise, c’est difficile d’être compétitif avec votre partenaire », précise-t-il.
Les scientifiques Africains s’attaquent au paludisme
Par contre, ce qui est sûr, pour lui, c’est que ledit partenaire n’a pas de patient : « Le partenaire avec lequel je collabore ne travaille pas avec des patients qui souffrent du paludisme, ne sait pas ce que la personne moyenne dans un village pense d’une méthode ou d’un contrôle, et n’a pas un habitat de reproduction de moustiques. »
R. Mukabana est loin d’être seul. Il y a une liste grandissante de scientifiques africains qui s’attaquent au problème du paludisme sur le continent, qui comporte de nombreux chercheurs de renommée. Parmi eux, les chercheurs de l’Institut de recherches médicales du Kenya (KEMRI) qui travaillent sur le Projet KEMRI-Wellcome Trust INFORM (Information for Malaria – Information sur la Malaria).
Lancée en 2013, cette initiative développe l’emploi de données épidémiologiques pour définir des mesures de contrôle et d’élimination du paludisme en Afrique. Elle est propulsée par une équipe africaine visiblement diverse.
Un exemple de colonialisme scientifique
En Janvier 2021, l’ONG internationale PATH a annoncé qu’elle avait été choisie pour diriger un projet de cinq ans d’une valeur de 30 millions de dollars par l’Initiative du président américain contre le paludisme (PMI). Dans la communauté KEMRI-Wellcome INFORM, on a été sous le choc. La colère et les accusations de colonialisme scientifique étaient aussi au rendez-vous.
Le projet en question est dénommé PMI INFORM (Insights for Malaria : Perspectives sur la malaria). Ses critiques ont vite souligné les ressemblances avec KEMRI-WELLCOME INFORM – à commencer par le nom.
Sept partenaires, tous au nord
Selon l’annonce faite par PATH, PMI INFORM doit « générer des données et des preuves pour informer les programmes nationaux sur le paludisme et la communauté mondiale du paludisme sur les meilleures pratiques, tout en renforçant les capacités de recherche dans les pays soutenus par la PMI. »
Partenaire privilégié pour PMI INFORM, PATH a aussi révélé les noms de sept partenaires de pays du Nord qui forment son consortium : Abt Associates ; le Broad Institute du MIT et de Harvard et l’Ecole de santé publique T.H Chan de Harvard ; le Centre MRC pour l’analyse des maladies infectieuses globales à Imperial College Londres ; l’École Londonienne de l’hygiène et de la médecine tropicale ; le projet Malaria Atlas de l’Institut pour les enfants du téléthon à l’Université Curtin; le Centre pour la recherche appliquée sur le paludisme et l’évaluation à l’Université Tulane ; enfin l’Initiative pour l’élimination du paludisme à l’Université de Californie, San Francisco.
Faciliter l’accès à l’expertise technique
« C’est assez déprimant quand sept partenaires américains, britanniques et australiens reçoivent 30 millions de dollars pour “fournir une aide” aux programmes nationaux africains de contrôle du paludisme, déclare Bob Snow, conseiller scientifique senior du projet INFORM à KEMRI-Wellcome. Ceux qui seront les premiers concernés à l’avenir par ce comportement des bailleurs de fonds internationaux doivent faire entendre leur colère. »
Dans un communiqué, PATH n’a pas fourni d’explication concernant la coïncidence au niveau du nom du projet, mais a indiqué que ses activités PMI INFORM seraient complémentaires du projet KEMRI-Wellcome INFORM. Pour ce qui est de la composition du consortium, l’organisation a fait valoir que le but était de faciliter l’accès à l’expertise technique et de compléter les capacités locales.
Lors d’un entretien avec SciDev.Net, PATH a déclaré que « le travail avec les responsables de programmes sur le paludisme et les chercheurs d’institutions basées dans des pays où le paludisme est endémique est au cœur de l’approche envisagée par le projet pour formuler les priorités, concevoir, mettre en œuvre et disséminer la recherche opérationnelle et l’évaluation concernant le paludisme. »
Institutions africaines ignorées
S’il est choquant de voir que PATH a ignoré des institutions africaines qui auraient pu être ses partenaires, selon Ngozi Erondu, chercheur senior au Centre Chatham House pour la sécurité sanitaire globale, au Royaume Uni, cela arrive tout le temps.
« La question majeure ici c’est la décolonisation de la santé globale », dit-elle. Elle reconnaît les contributions que les institutions des pays du Nord ont faites pour établir les bases des connaissances scientifiques, et estime qu’il ne s’agit pas de dire que c’est tout ou rien, mais plutôt de chercher à travailler ensemble, ajoutant que « la collaboration cela ne veut pas dire qu’on obtient tout l’argent et qu’on emploie le [partenaire dans un] pays du Sud. Cela, c’est du colonialisme scientifique. »
Des chercheurs africains réagissent
Fredros Okumu, directeur scientifique à l’Institut pour la santé Ifakara en Tanzanie a confié à SciDev.Net que « les chercheurs qui travaillent dans ce champ ont tout à fait raison de s’inquiéter face à ces développements. »
F. Okumu et N. Erondu ont fait part de leurs critiques de PATH sur Twitter, aux côtés de chercheurs et d’intervenants qui partagent leurs opinions. Des centaines de likes, de retweets et de commentaires ont suivi, et les comptes de PATH ont été interpellés.
Ce tollé sur les médias sociaux n’indique pas seulement que la crise de la collaboration en matière de recherche sur le développement international n’est pas un secret. Il démontre également que les chercheurs sont maintenant en mesure de se montrer fermes et de faire entendre leur voix.
D’après F. Okumu, « il y a dix ans, cela ne serait jamais arrivé, nous nous serions inquiétés pour nos carrières … Le monde est maintenant prêt à entendre ces conversations. »
Laura Owings
Cet article est la première partie (sur trois) d’un article publié par SciDev.net que nous publierons pendant trois semaines.